Opposant à la dictature d’Augusto PINOCHET et emprisonné sous son régime (notoire pour ses violations des droits de l’homme), Luis SEPULVEDA, auteur du célèbre roman « Le Vieux qui lisait des romans d’amour », présentait le 14 janvier 2010 à STRASBOURG (siège de la Commission des Droits de l’Homme…) son dernier livre paru en français aux éditions METAILLE : « L’ombre de ce que nous avons été ».
L'écrivain, regard baissé, s’installe devant l’assemblée installée dans la salle blanche de la Librairie Kléber. A ses côtés, son éditrice, Anne-Marie METAILLE, maîtrisant parfaitement l’espagnol, traduit au fur et à mesure, l’intervention de l’auteur.
Ce n’est pas un hasard si votre livre sort ? Des élections (2e tour) sont en cours au Chili… Le Berlusconi chilien risque de remporter ces élections…
Je ne sais pas si c’est le hasard qui fait ces choses…. Le hasard mélange toujours les choses très étranges…Je suis très content que mon livre sorte en traduction française, mais je ne suis pas content de voir un candidat de droite arriver en même temps…J’ai écrit un roman qui n’est pas un roman modéré. La droite modérée n’existe pas au Chili….
Peur d’une droite musclée ?
Non. Plus peur comme d’une dictature, mais ce qu’il y a c’est un désenchantement vis-à-vis de l’actuel gouvernement... La coalition gouvernementale n’a strictement aucun charisme.
Venons-en à cette période de votre vie. 1969-1973. Vous avez subi dans votre chair… (Michelle BACHELET aussi…) ces événements. Pourquoi avez-vous été arrêté ? Quand et comment cela s’est-il passé ?
C’est une très longue histoire. J’ai été simplement un jeune Chilien qui a fait ce qu’il devait faire. Je faisais partie de l’escorte du Président ALLIENDE et puis j’ai écrit des livres tout petits et très peu chers. On faisait des éditions de 250 exemplaires de littérature générale et classique… J’ai été le représentant de l’Etat dans l’agro-industrie dans un élevage avicole. Et depuis ce jour je déteste les poulets !
Après le coup d’état militaire, j’ai été emprisonné. Dans une farce de procès, j’ai été condamné à mort, peine commuée en 28 ans de prison. J’avais 23 ans. J’étais optimiste. Je me disais que j’allais sortir à 51 ans… Amnisty International a obtenu qu’on change ma peine en exil et jusqu’à la fin de la dictature, j’ai vécu en exil.
Qu’avez-vous vécu, vous et les autres emprisonnés ?
Je ne voudrais pas vous décevoir, mais les Chiliens sont très peu pathétiques. Nous avons un humour particulier !
La différence avec les Argentins, par exemple…Quand un Argentin est abandonné par sa femme, il tombe dans une dépression profonde, et va voir un psychiatre toute une année. Il en arrive à la conclusion que c’est de la faute de son père, a payé beaucoup d’argent, tombe dans une dépression profonde et finalement s’achète une guitare et compose un tango…
Quand un Chilien est abandonné par sa femme, pas de dépression. Il va dans une boucherie, achète 10 kg de viande, organise un barbecue, fait des grillades et raconte à ses amis que sa femme l’a abandonné. Tous ses amis se moquent de lui. Ils en arrivent à la conclusion que c’est lui le responsable, que les cornes sont seyantes et le lendemain le Chilien est prêt à rencontre une nouvelle femme !
Quand on parle avec les camarades, les conversations sont joyeuses. D’abord parce que nous sommes vivants et parce que nous avons des enfants. Nous avons conservé notre intégrité. On marchait avec dignité dans la rue. Ils n’ont eu qu’une victoire temporaire, mais la victoire finale, c’est nous qui l’avons eue.
Il y a toujours de l’humour quand nous évoquons des souvenirs forts.
A Paris, j’ai rencontré des amis ex militants de gauche. Ils ont demandé : « tu te souviens de ce camarade qui a voulu se suicider ? Il s’est jeté du 5ème étage. » « Je ne me souviens plus du nom de ce camarade. » « Pas d’importance. Tu sais comment on l’appelle maintenant ? » « Non ». « El Condor Paso !!! ».
Cet humour débridé se retrouve à chaque page dans ce nouveau livre relatant des événements incroyablement tragiques ! Etait-ce absolument évident de l’écrire ainsi ? Comment est né ce livre ?
Il y a 2 ans, un ami nous a invités à manger de la viande grillée… [L’assemblée s’esclaffe de rire !] Juste se réunir pour manger ensemble. De la viande. … [L’assemblée se remet à rire. Luis SEPULVEDA, apparemment imperturbable poursuit.] Cinq ou six couples sont arrivés. Je regardais cet ami allumer les braises. Parce que… chaque Chilien a sa manière secrète et particulière de faire les braises… Il a commencé à cuire la viande et nous sommes tous restés à distance. Parce que chaque Chilien a sa manière de cuire la viande et n’admet pas les critiques…. Je le regardais. L’ami qui a été le plus haï de la dictature. Il était le dirigeant du Front Miguel Enriquez entre 1978-1988. Cette organisation n’a pas laissé à Pinochet, un instant de répit. La majorité des militaires était très jeune. Et elle est morte. La dictature avait donné l’ordre de faire tuer cet homme.
On a commencé à manger. On a accompli tout le rituel des grillades : saucisses, abats, poulet comme il doit être (c’est-à-dire croquant !). Après, le mouton, le porc. On a attaqué le bœuf. Nous avons bu à la santé du cuisinier. Et lui a dit que la viande chilienne est meilleure que la viande argentine. On parlait de tout, sauf de la prison et de l’exil.
A un moment donné, l’un d’eux a sorti une photo de ses enfants … [L. SEPULVEDA explique qui s’est marié avec qui en Europe… mais riant tellement j’en ai omis de noter les liens !!! On me pardonnera cette omission !] et petits-enfants. Dans ces photos-là, il y avait un thème plus intéressant que la prison et l’exil…
A un moment de la fête, une jeune fille de 15 ans a demandé : « pourquoi vous nous racontez pas des histoires de quand vous aviez 15-16 ans ? Et nous avons raconté des histoires et elle a découvert que nous étions à cet âge déjà des militants et que nous avions une vie intense, que nous étions universels. Et on a commencé à parler du gouvernement Alliende, toujours sur le ton des anecdotes. Et d’un Chilien psychiatre très connu à Paris qui a vécu la torture, s’était fait arracher les ongles de pieds. On était tous passé par là.
L’ami psychiatre à l’époque était… On lui avait soigné les pieds pour éviter l’infirmité.
XXX regarda ses pieds : « Le pédicure des militaires est vraiment mauvais et je ne lui ai pas laissé de pourboire ! »
C’est une forme d’humour atroce mais il nous donne de la force, beaucoup de force.
On a parlé de ça à ce dîner. De l’exil. Jusqu’à ce qu’un ami me demande ce que j’étais en train d’écrire en ce moment. « Rien. Mais demain je commencerai un livre avec des héros qui seront comme vous, avec le même regard ironique, avec votre humour. »
Il n’y a rien de plus subversif que l’humour.
Ce roman est un hommage aux gens de ma génération, qui a commis beaucoup d’erreurs mais a aussi des succès et qui a des aspects qui la rende très grande.
Les jeunes de cette époque, très universels, dans le monde, qui rêvaient d’un monde meilleur et essayaient de le mettre en place, etc… Quel regard portez-vous sur la jeunesse d’aujourd’hui ?
Je ne suis pas assez vieux pour donner des conseils aux jeunes. Je crois que les jeunes ont une vie plus difficile. Nous, nous avions beaucoup à gagner ; eux, aujourd’hui, ont beaucoup à perdre. La jeunesse d’aujourd’hui perd de plus en plus de droits. Nos contrats de travail étaient dignes. Actuellement, cette idée est inconnue aux jeunes en Europe, ils ont des contrats minables.
Que les jeunes défendent leur jeunesse avec toute leur force ! Qu’ils ne soient pas vieux avant l’âge dans ce monde géré par des banquiers… Les gouvernements sont des figures purement décoratives car ce sont les grandes entreprises qui décident. La crise mondiale que nous connaissons a été provoquée par cent banquiers de Wall Street ! Tous les états aujourd’hui, avec notre argent, paient les pertes des banques. Et cela donne aux jeunes un futur très incertain.
Les Chicago Boy’s….. Le Chili, théâtre d’un ultra libéralisme débridé…. Voyez-vous des similitudes avec notre situation actuelle ?
Oui. Une relation directe ! Le marché devait s’autoréguler… Ce qui se passe c’est que tous les états, depuis la chute du mur de Berlin, ont eu une confiance aveugle. Par exemple, il y a trois ans, sont rentrés dans l’Union Européenne les pays de la Baltique.
En Lettonie, aujourd’hui, l’homosexualité est punie et l’avortement est un délit. Et toute une série de situations violent les droits de l’homme.
On pensait que le marché allait résoudre ces légers problèmes… de droits de l’homme…
La Pologne a été gouvernée par des jumeaux effrayants. L’un a été chef du gouvernement et l’autre ministre. Ils remettent en question des conquêtes européennes.
Et la réaction du gouvernement a été que le marché allait leur apprendre à résoudre ces problèmes…
En 1982, Pinochet a investi dans la Bourse l’argent, les retraites, et les a perdus. La présidente Michelle Bachelet a dû résoudre le problème de ces millions de personnes sans retraite…
Chili du déni ou Chili de la sublimation pour un exilé ? Comment retrouver le Chili d’avant ?
Il y a un Chili qui reste toujours dans notre mémoire, mais nous savons que nous ne pourrons jamais y revenir. Nous pourrons peut-être récupérer les valeurs du Chili dont la situation est très confuse.
Vu d’Europe, on pense que c’est le meilleur pays économique de l’Amérique Latine. Jusqu’en 1973, le Chili était un pays qui exportait des biens manufacturés et ne faisait pas qu’exporter du minerai de cuivre brut. Le monde entier a fait son électrification avec du fil de cuivre brut manufacturé au Chili. Jusqu’en 1973, le Chili a été la 3ème puissance exportatrice de textile. Presque 12 % de la population travaillait dans le textile. Il y avait des industries de biens intermédiaires qui trouvaient un marché naturel à l’intérieur de l’Amérique Latine. De Mexico jusqu’à Ushuaïa, on pouvait voir des publicités : « si c’est chilien, c’est bien ». Cela définissait l’industrie chilienne.
En Colombie, on consommait des biens de consommation chiliens. On savait qu’ils ne valaient pas les frigos du nord de l’Amérique.
En 2010, aucun bien manufacturé par le Chili ! Il importe tout ce dont il a besoin. Il exportait du cuivre, des fruits, du poisson. La dictature a renvoyé le Chili à la situation d’un pays qui importe tout !
Les génies de l’économie libérale de marché, qui transformaient les pays asiatiques en grand pays producteurs de biens manufacturés… Nous savons que 99 % des chaussures sont fabriquées en Chine, 99 % des composants des ordinateurs…
Résultat, un affaiblissement de l’industrie dans beaucoup de pays avec aussi un affaiblissement de la classe prolétaire et de la culture dans le monde.
Le Chili vit actuellement une situation dramatique parce que le gouvernement de la concertation et de la droite se sont trompés à un moment quand ils ont dit que la transition est terminée. Elle commencera quand elle aura une vraie constitution.
Le continent américain est un creuset de différences. 70 % des Indiens de mon pays ne sont pas représentés. La majorité de la population n’est représentée qu’en Bolivie. Chaque pays a ses particularités.
Nous avons une grande admiration pour les Cubains. Ils n’ont pas derrière eux 135 ans comme nous. Ils pouvaient choisir une voie différente.
Parfois porteur d’espoir, parfois confus, l’avenir de l’Amérique Latine est en doute.
Chavez est un populiste.
Le livre est-il paru spécifiquement en France ou également dans d’autres pays ?
On fait la traduction au fur et à mesure dans les autres pays.
J’ai une dette envers les Français et les libraires français. Le point de départ, ce sont les libraires français.
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Luis SEPULVEDA a publié une chronique sur le blog célébrant les 30 ans d'existence des éditions METAILLE .