Parce que les mots ont leurs limites mais un si grand pouvoir, Parce que l'écrit est ce qui restera de plus tangible de nos passages... Parce que l'intimité se crée par le langage, Et l'amitié par les lignes en partage.
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DES CLOUS – Roman – Tatiana ARFEL – Editions José CORTI
Le portrait que dressent les romanciers du monde du travail est déprimant. Je viens de finir la lecture du roman de Tatiana ARFEL, « Des Clous » qui décrit les dérives de l’homogénéisation et de la rationalisation poussée sous le déguisement de la performance et de l’image de l’entreprise, mais en réalité surtout destinée à satisfaire l’exigence des actionnaires.
Je redoutais un peu de le lire, mais en même temps, j’étais intriguée par ce que proposerait l’auteur comme alternative. Hélas, celle-ci est décevante et me fait penser à une expression utilisée un jour par l’une de mes DRH au moment de l’arrivée du Droit Individuel à la Formation que l’entreprise s’est très vite dépêchée d’orienter dans une direction qui pouvait la servir. Elle disait ce jour-là, quelque chose du style : « pas question de cautionner des stages de macramé dans la Creuse... ». Et l’entreprise de suggérer à ses employés – sous couvert d’employabilité sur le marché – des formations en adéquation avec son cadre et ses objectifs.
Tatiana ARFEL n’a pas proposé de solution convaincante.
Alors, la question que je me suis posée fut la suivante : quel est le rôle du romancier lorsqu’il aborde le monde du travail ? Craint-il l’impact de ses mots sur son lecteur ? pense-t-il avoir une responsabilité ou un certain degré d’influence sur son lecteur en l’amenant à s’interroger sur son cadre professionnel ?
Dans le roman cité, l’auteur n’a pas failli à la description du monde de l’entreprise. Elle y a même excellé. Les dérives, les dangers ont été parfaitement rapportés. Elle s’inscrit dans ces descriptions aux naturalistes tels Zola. C’est un mérite que je lui concède réellement. Convaincante et crédible jusque dans l’absurde en choisissant des personnages portant les stigmates d’une société telle que la nôtre : un comptable avec des T.O.C., un fils à papa vulnérable étouffé par l’autorité paternelle, un étudiant aux préoccupations proches de celles de notre jeunesse actuelle, une DRH avec de vraies valeurs humaines. L’écriture est accessible, précise, elle fait mouche. La construction même du roman est originale. Ecrit en cinq parties, entrecoupées d’un interlude qui est une note de service, de chapitres bis, l’auteur maîtrise sa structure et parvient à fédérer autour du lieu commun du manque de confiance en soi.
Elle a le mérite de nous présenter le miroir de nos défauts conformistes : « la dictature du confort, de la sécurité, de chacun à sa place, conditionné et consentant », l’auto-flagellation communément répandue », « nous allons rationaliser notre rationalisation ». Elle a aussi celui de rappeler à l’ordre. Elle a enfin celui de rappeler que « l’entreprise, ça n’existe pas ! ça n’est pas une structure supérieure préexistante ! L’entreprise, c’est des hommes ensemble, les uns soumis aux autres, c’est tout ! ».
Et si la solution qu’elle propose au final de son livre ne convient pas, je la rejoins la remarque suivante : « je crains que la sécurité, que la résignation ne soient plus fortes que tout ». Dans un monde aux structures complexes, elle pose une sagesse : « trouver sa place prend du temps, un temps que les actionnaires n’ont pas et dont ils se fichent ».
Faire un état des lieux, sonner les alarmes adéquates, ramener à la vérité de l’être, et l'humain au coeur des structures auxquelles il consent ou qu'il installe, ne sont-ce pas là les fonctions véritables d’un romancier ? La solution, au fond, c’est à nous tous ensemble de la trouver pour que le monde du travail cesse de se déshumaniser et qu’il ne nous enferme pas dans un système qui nous échappera.
CITATION : « Mes amis, à partir du moment où vous pointez, votre temps ne vous appartient plus. Considérez que ce temps vous le louez contre salaire. C'est bien le cas, n'est-ce pas ? C'est comme une maison : si vous la louez à des gens alors que vous partez en vacances, vous n'allez pas y repasser quand vous voulez, non ? Chez HT, c'est pareil. Ce temps n'est pas votre temps. Lorsque vous travaillez, vous ne pouvez pas en avoir jouissance. Gardez bien cela en tête, nous en reparlerons lors de la réunion de rationalisation des pensées. Une fois arrivés ici, c'est HT qui occupe votre maison, qui vous paye pour cela, ce n'est plus vous. C'est signé dans votre contrat de travail, lu et approuvé par vous-même. Le soir, après avoir pointé en bas, une fois dans la rue, vous pouvez réintégrer votre maison. HT n'est pas esclavagiste. »
Du même auteur : L'ATTENTE DU SOIR
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