Inconscients, tous ces accros du portable !
Où croyez-vous que je trouve le temps de lire tous ces livres commentés sur mon blog ? A la librairie ? Les clichés ont décidément la vie dure ! "Vous en avez de la chance de pouvoir évoluer dans les livres" m'a dit l'autre jour une cliente. Evoluer, c'est un fait. Mais de là à se trouver DANS les livres... tout de même elle exagère !
Mais pour en revenir à ma question : où croyez-vous...
Réponse 1 : chez moi ! Avant d'aller dormir, au petit déjeuner, en surveillant une casserole sur le feu, aux toilettes (ne me dites pas que vous ne le faites jamais, je ne vous croirai pas !), dans mon bain, aux rares instants de silence dont une maison peut bénéficier, dans mon jardin l'été (à condition que certains voisins ne me fassent pas participer contre ma volonté à leurs anniversaires, conversations, barbecue-party, toutes ces occasions qui me permettent d'en apprendre beaucoup sur leurs difficultés professionnelles, état de santé, projets, etc...)
Réponse 2 : dans le tram sachant que le trajet pour me rendre jusqu'à la librairie requiert une demi heure, soit une heure de lecture par jour travaillé, l'équivalent par semaine d'un petit livre-poche genre "La petite fille de Monsieur Linh". Un bijou d'écriture relatant l'histoire d'un vieil homme serrant contre lui un nouveau-né, débarqué avec quelques maigres affaires dans un pays étranger. Toute la tendresse d'un grand-père pour sa petite fille... Tout ce qui découle d'un déracinement. La perte de repère, une culture différente, la barrière de la langue...
Plantons d'abord le décor, si vous voulez bien. Vous, plongés dans votre lecture. Bercés par l'intelligence des mots, le rythme doux, sous le charme de la rencontre, dans un parc, sur un banc, non loin du manège, entre un gros Monsieur et le frêle Monsieur Linh toujours préoccupé par sa petite fille. Une voix radiophonique dans le tramway scandant le nom des arrêts, mais vous n'y prêtez même plus attention car vous connaissez la ligne par coeur et pourriez réciter ces noms même en dormant...
Une sonnerie. Tout le monde se retourne, saute sur son sac à main ou fouille ses poches, interroge d'un regard circulaire ses alentours. Un seul ne bouge pas. Une sonnerie encore ! Il décroche : "ouais, kès tu veux ?!"... "chui dans le tram"...
Et c'est parti !
Hier, c'était une grande blonde décolorée. Il aurait fallu être complètement sourd pour ne pas déduire sans nécessité d'effort toutes les vicissitudes de sa vie familiale. Neveu en déroute psychologique, soeur en plein divorce, boulot qui n'en sera bientôt plus un, etc...
Ce matin, une sexagénaire qui calait ses vacances en Espagne. Candidats cambrioleurs, notez bien qu'elle partira du 1er au 15 février ! Oui, oui, l'autocar partira à 7 h 30. La dame en plus est chanceuse car l'autocar finira sa tournée de ramassage à R... juste sur la place B.Z. (je reste confidentielle par égard pour elle !). Absolument ! Juste en face de sa maison.
Et ce type à présent, qui parle au téléphone en continuant d'écouter son MP4 dont le son s'impose à vos tympans dans un lancinant et entêtant boum boum métallique.
Vous relevez le col de votre manteau sur vos oreilles pour préserver votre ouïe de toutes ces agressions sonores. Vous aimeriez vous replonger dans votre lecture. Savoir si Monsieur Linh retrouvera cet ami qu'il s'était fait au fil des pages dans un rapprochement au-delà de tout langage mais que les circonstances lui avaient arraché. Le pauvre homme erre dans une ville inconnue, un dédales de rues, en pyjama, avec sa petite fille. C'est important, un ami, pour Monsieur Linh. Surtout celui-là. Il s'est vraiment passé quelque chose de magique entre eux. Et vous vous aimeriez recréer dans votre tête ces scènes emplies de respect. De respect... De respect de l'autre.
Il faut supporter la conversation qui s'infiltre dans vos oreilles. Vous tentez de vous concentrer sur votre lecture. Cet auteur - Philippe CLAUDEL - vous a littéralement charmé, enchanté et emporté si loin hors de votre environnement : "l'air embaume la terre humide et la fleur de frangipanier. Les mousses ressemblent à des coussins brodés de jade et les bambous frémissent des bruissements de mille oiseaux"... Vous l'avez relue au moins quatre fois cette phrase pour vous imprégner de cette atmosphère.
Mais tout vous échappe tout à coup ! C'est l'overdose ! Pourquoi les gens ne se rendent-ils pas compte que cet étalement de leur vie déborde tout simplement sur votre propre liberté ?
Il vous monte l'envie d'arracher à ce malotrus son MP4 et son téléphone. En tous cas, vous le fusiller du regard avec insistance. Peut-être qu'il baissera le ton. Mais non, il poursuit. Impassible !!!
Alors, une petite vengeance vous traverse l'esprit.
Retentissement sonore. Annonce d'arrêt. Vous vous levez, calculez le meilleur angle de sortie, et foncez. Faut pas louper l'arrêt, non ? Ah non, faut pas louper l'arrêt. Vous vous arrangez pour arriver devant tous ceux qui s'apprêtent eux aussi à converger vers la porte coulissante. Et sans vous reconnaître, vous cognez de toute la force de vos frêles épaules un bras anguleux portant un téléphone à une oreille... Un petit bruit sec. Un téléphone qui s'écrase au sol. Un fil de MP4 qui s'emmêle dans sa manche. Oups, pardon !
Tout le monde derrière qui bouscule. Tout le monde derrière qui pousse. Faut pas rater la sortie ! Ah non... faut pas rater la sortie !
Je rêve de tramways à l'atmosphère claudelesque, libérant des parfums de frangipaniers, décorés de "coussins brodés de jade", où pousseraient de ci de là quelques bambous ! Nous lirions sous leurs bruissements, et les oiseaux rivaliseraient de mélodieuses harmonies ! L'unique inconvénient : je raterai la sortie !